Couper la chambre en deux ? ou bien l’aménager pour que chaque enfant s’y sente bien ? D’une solution de facilité (on construit un mur) à une solution qui demande toute votre attention, laquelle choisir ? Et d’abord, « partager » la rue, ça veut dire quoi ? Faire du découpage en lignes ou aménager pour qu’on puisse cohabiter ? Une question en plein dans l’actualité !
Les associations, et certains partis politiques, veulent récupérer de la place sur les autos grâce à des pistes cyclables. C’est un drôle de partage, et pourtant il y a toutes sortes d’autres moyens pour faire «cohabiter» les modes, ou, du moins, permettre aux plus faibles de ne pas être chassés (de l’espace commun) par les plus forts. Et d’ailleurs, est-ce aux politiques ou aux citoyens de définir les moyens ?
Du laniérage à la place publique, de la route structurante à l’aire piétonne, de la séparation protectrice à la cohabitation paisible
Avant de partager ou découper quoi que ce soit il faut décider clairement quels sont les axes pour lesquels on assume qu’ils sont majeurs pour le trafic motorisé, et décider que partout ailleurs l’automobile est une invitée encombrante.
A toute voie majeure (RN ou RD, voie express…) seront accolées des pistes cyclables larges et solides, à un seul ou double sens selon le contexte et les besoins.
Les aménagements cyclables seront alors conçus d’une force équivalente à celle de l’axe structurant, à autoroute ou voie express piste cyclable large et solide. Pour autant un seul ou double sens est un choix qui doit dépendre du contexte. Sur les boulevards des Maréchaux à Paris on aurait probablement dû créer une piste à double sens côté ville, car la fonction cabotage n’est pas négligeable. Le long du tramway de Vélizy ou le long de la Seine en sortie ouest de Paris (département des Hauts-de-Seine) la piste à double-sens a toute sa raison d’être car il y a peu d’intersections (et même plus d’habitat du tout sauf à Issy…), ce qui aurait pu permettre de créer une infrastructure cycliste efficace et rapide. A l’époque j’avais soutenu cette option (contre les reste des associatifs) car le risque, côté ville, était de devoir « partager » l’espace de contre-allées dédiées au stationnement. En revanche jamais je n’ai pensé qu’il faille que la piste soit confondue avec le trottoir, ni qu’elle doive s’interrompre à chaque entrée de mini-impasse. Une vraie piste structurante est comme une vraie route structurante, elle doit avoir peu d’arrêts et la priorité tout du long.
Les pistes à double-sens de Paris ont pour avantage d’être très visibles et de rendre visibles les cyclistes. C’est un acte politique non-négligeable. Le long de la Seine c’est très bien, et d’ailleurs je l’avais moi-même préconisé lors de l’étude pour la piste du 12° arrondissement, de Bercy à Charenton. C’était logique puisqu’au-delà du périphérique nous avions une route (portuaire), donc une jonction d’un seul côté. Un autre avantage est que les secours peuvent les utiliser pour éviter les encombrements. Elles fonctionnent donc bien le long d’un cours d’eau, avec peu d’intersections, et le feraient aussi bien le long d’un chemin de fer. Mais ailleurs en ville c’est moins certain.
En secteur dense ces lourdes pistes créent plus de difficultés qu’elles n’en résolvent. Elles compliquent les carrefours et bifurcations, dénaturent la symétrie des rues, et renforcent leur fonction circulatoire au détriment de l’urbanité. Elles compliquent livraisons, ramassage des ordures, secours, stationnement ou arrêts-minutes … Elles reportent les accidents aux carrefours, par la rencontre brutale de véhicules aux comportements très différents et aux masses fortement inégales. On peut arriver à bien régler ces confrontations, il y faut beaucoup de finesse et beaucoup d’ambition.
Faire des accès protégés vers les écoles, via chemins et autres, a tout son intérêt pour que les enfants se déplacent par leurs propres moyens et adoptent le vélo. Cela exige une réelle continuité soignée depuis les résidences jusqu’à l’école que l’on pourra parfois trouver, même dans les villes importantes, en utilisant les rues très étroites, les places, les jardins … ainsi que passerelles et carrefours soignés. Un enfant est incapable d’évaluer le danger ou les vitesses, et est peu visible. Son « rôle » est de jouer. Ce ne sont pas forcément les mêmes axes que pour les adultes dans la force de leur âge, qui rechignent aux contraintes que sont les attentes aux intersections secondaires par exemple, ou les décalages d’itinéraire. Les itinéraires secondaires ont tout leur rôle, sauf d’être structurants à l’échelle de la ville. Les carrefours avec des grandes routes doivent toujours être redoutablement bien aménagés, et ne pas faire reposer la décision de passer sur la décision du cycliste, fut-il adulte. De plus ces itinéraires sécurisés gagnent à pouvoir être utilisés par d’autres que leurs destinataires primaires, notamment ceux qui vont plus loin que l’école ou le stade ; leur réintégration ou leur continuité doit donc être parfaite.
Protéger est indispensable pour les enfants, les débutants et les personnes fragiles, et peut devenir contre-productif dès l’âge où l’on doit et peut se frotter aux obstacles et difficultés.
Ségrégation ou cohabitation ?
Deux visions réalistes s’affrontent, celle de la séparation protectrice et celle de la cohabitation paisible. Dans la pratique ça dépend des lieux et aussi des usages.
Dans l’absolu il faudrait que la cohabitation soit possible, c’est-à-dire que les motorisés se comportent en invités. En ville on l’obtient par des plans de circulation en boucle ou tordus, des rond-points et placettes, des rues en impasse sauf piétons et cyclistes, des changements d’ambiance et des entrées marquées, des couloirs réservés … Aux Pays-Bas, dont on se recommande tant, mais aussi en Suisse par exemple, le principe est que les grand-routes sont bordées de pistes et que les aménagements s‘allègent à mesure que l’on s’approche du centre. Même les autobus finissent par passer à 5 à l’heure. De même les rues structurantes et les rues de quartier sont traitées de façon tout à fait différente.
Protéger est indispensable pour les enfants, les débutants et les personnes fragiles, ceux dont le cerveau n’est pas encore apte à apprécier les vitesses ni à anticiper les mouvements, ceux qui ne sont pas encore à l’aise sur le vélo, ou n’ont pas encore tous les codes de la conduite en milieu motorisé; ceux enfin que l’âge rend moins rapides et plus craintifs. Mais trop protéger devient contre-productif dès l’âge de l’adolescence où au contraire on doit se frotter aux obstacles et difficultés, ce qui implique qu’elles soient de force raisonnable. Les axes très protégés gardent leurs atouts s’ils sont agréables et directs, et si les routes ne sont pas réellement utilisables à vélo. Les centre-villes sans obstacles ni difficultés permettent à chacun d’y trouver son compte.
Il est tout à fait connu que les pistes latérales facilitent la circulation des cyclistes, mais reportent les accidents aux carrefours. La Ville de Paris l’avait bien compris en inventant le système de co-visibilité dans les carrefours, la piste se rapprochant de la voie principale, et prenant la place de la bande de stationnement, afin que là cyclistes, piétons et autres se voient… et puissent inter-agir ensemble. Mais encore n’en était-on qu’à des cyclistes toujours positionnés à droite, à leur place logique.
C’est par facilité qu’on exhorte les automobilistes à « partager la route » sans autre forme de procès, en particulier sur des routes départementales infréquentables. Mais créer des pistes bien séparées n’est pas non plus la panacée universelle, sauf sans doute le long de ces axes-là. Plus la séparation est forte plus les intersections doivent être travaillées, et rares. Plus la protection est grande plus les contraintes le sont aussi.
Ce n’est ni cohabitation sans organisation, ni séparation draconienne, qu’il nous faut. Il nous faut une cohabitation finement organisée, et une séparation dans certains cas.
Note
Ce texte m’avait été demandé, dans un format plus court, par l’association France Nature Environnement – Ile de France, et a été publié à quelques modifications près dans son magazine Liaisons d’octobre 2020. Je viens d’y remettre quelques parties que l’impératif de taille m’avait obligée à retirer. Il s’inscrit dans la lignée des travaux de nombreux urbanistes qui sont promus notamment par l’association Rue de l’Avenir et dont en trouve de nombreux échos sur mon blog. Ils rejoignent les recommandations du CEREMA, dont l’article récent Vélos et voitures : séparation ou mixité, les clés pour choisir vient d’être publié. Une petite vidéo pédagogique l’accompagne pour 2 minutes.
Mon article concerne plus les villes moyennes que les grandes, et pense parfois aux routes entre les villes. Il évoque cependant les pistes et « coronapistes » franciliennes parce qu’elles occupent l’espace médiatique dans la région de diffusion du magazine, et Paris car j’ai travaillé pour certains de ses aménagements cyclables.
Je n’ignore pas que l’association Paris en Selle pense que pour attirer au vélo ceux qui aimeraient bien mais hésitent (60% de la population) il faut des pistes sécurisantes, continues, faciles à suivre, et agréables si possible … Elle insiste aussi sur la nécessité en corollaire, et à bon droit comme je l’ai évoqué, d’aménager avec grand soin les carrefours, n’ayant cependant en tête qu’une seule façon de le faire. Est-elle toujours possible en secteur dense ? L’association écarte un peu vite toutes les autres solutions, et même celles qui n’ont pas de nom et sont créées sur mesure. Reconnaissons à sa décharge que la Ville de Paris n’est pas rendue simple par sa structure de gouvernement pas plus que par sa structure urbaine.
On se dirige de plus en plus vers des boulevards urbains où l’on diversifie les modes de déplacement tout en ralentissant les vitesses, indique l’urbaniste Michaël Silly dans Enlarge your Paris en parlant des aménagements du grand-Paris. Il en organise des tests avec le public auquel on peut participer. Dans le même support Dominique Riou, de l’institut d’aménagement de la région, dit également : Les aménagements (…) comprennent bien d’autres outils de partage de la voirie : bande cyclable, voie centrale banalisée, marquage directionnel. Mais c’est aussi une réduction globale des vitesses autorisées en ville qui permet une réduction de l’accidentalité. Et de l’impression d’insécurité et de manque de confort, ajouterais-je.
A noter
Un peu extérieur à notre article, mais susceptible de vous être utile quand même, le cerema a publié en octobre dernier l’ouvrage « Aménager des rues apaisées », zones 30, zones de rencontre, aires piétonnes. Il vise à promouvoir en ville des pratiques de conception et d’aménagement de la voirie et des espaces publics permettant un partage plus équilibré de ces lieux entre tous les usages de la vie urbaine et tous les usagers. Redonner toute leur place aux modes actifs (marche à pied, vélo) ainsi qu’aux autres modes alternatifs à la voiture « solo », repenser l’espace public pour plus de bien-être, de sécurité, de confort d’usage, de lien social et d’urbanité. 55 €, achat en ligne. Cela ne concerne pas, en effet, nos fameux axes structurants qui nous posent tant de problèmes !
Quel élu aura le courage de dire que la voiture a sa pleine place à l’extérieur des villes, pour des liaisons longues, qu’elle est faite pour ça mais qu’en ville et même à proximité de la ville elle doit être considérée comme un véhicule invité comme vous la qualifiez ? Invité, donc respectueux de toutes les autres pratiques de déplacement. Vous entrez en zone où vous n’avez pas votre pleine place, donc vous ralentissez, vous êtes très attentif aux mouvements autour de vous, vous vous arrêtez en cas de doute, vous mettez systématiquement votre clignotant et vous utilisez les parkings souterrains le plus possible pour que votre véhicule ne gêne personne.
Si on ne le dit pas, on reste dans l’ancienne version du tout-voiture où chacun a « bien le droit » de circuler et d’encombrer la voie publique.
très bonne remarque, l’incongruité de la voiture en pleine ville devient de plus en plus manifeste, cf. un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Le vélo prend plus de place qu’il n’en prenait. Tant mieux. Au moins, il devient visible. Il n’est plus seulement l’intrus. Les automobilistes le tolèrent mieux, à ce que j’en vois.
Les remarques faites dans l’article peuvent paraître logiques. Toutefois, d’autres conflits se font jour. Le cycliste, notamment pendulaire, veut aller vite. Le piéton abaisse beaucoup son niveau d’attention, dans les zones où les automobilistes sont prudents, grâce aux aménagements, et au petit nombre de voitures.
Des aménagements hasardeux, expérimentaux, et l’absence d’habitude ou de règle, ou de lisibilité, pour la cohabitation entre cyclistes et piétons, chacun étant convaincu être dans son « droit », aboutit parfois à des énervements ponctuels, ou des prises de positions absurdes.
Le partage de l’espace public ne se limite pas aux cyclistes et aux voitures. Un autre article à venir ?
« Ce n’est ni cohabitation sans organisation, ni séparation draconienne, qu’il nous faut. Il nous faut une cohabitation finement organisée, et une séparation dans certains cas. »
J’apprécie beaucoup cette conclusion pleine de sagesse en forme de conseil préalable à tout aménagement. Personnellement, je déteste les murs de séparation…
Je crois que les aménageurs devraient disposer d’une sélection de projets qui font consensus auprès des différents utilisateurs de l’espace public. Je pense au boulevard de la Trémouille à Dijon (traitement de façade à façade), à une partie des quais à Evian les Bains, aux rues de Fontenay à Sceaux et Lombard à Fontenay aux roses. Il y a bien d’autres réalisations de grandes qualité où chaque utilisateur peut se sentir à l’aise! Je transmettrai les photos ultérieurement très vite à Isabelle.
Et un grand merci pour ce blog.
Passionnant article !