Mesdames et messieurs, vous avez tous lu l’article sur Lucien Péraire et son tour de l’Eurasie entre 1928 et 1932. Il ne réussit jamais à publier son livre et finit tristement en 1997. Ce que vous ignorez sans doute c’est qu’il ne fut pas le seul grand voyageur à bicyclette de cette époque.
Nous voici dans le vif du sujet, je relève mes manches. Vous vous apprêtez à lire une histoire terrrible. Vraie et épouvantable, dure comme on n’imagine pas, et suscitant la plus grande méfiance des pouvoirs en place. Accrochez-vous, calez vos pieds, l’histoire de Gleb Travine, citoyen soviétique qui voulait faire le tour du monde à bicyclette a commencé dans les années 20. Jamais il ne pu sortir de son pays.
Gleb Travine, en effet, a le malheur de naître en Union soviétique. Toute sa vie il fut avec constance empêché de réaliser son rêve. Il réussit seulement à faire un voyage le long des frontières, de 1927 à 1931, 80 000 kilomètres sur une bicyclette archaïque et primitive. Pour vous dire, seules seront remplacées en cours de route les jantes en bois et les pneus-chambres à air collées … Ce fut un voyage effroyable dans un grand Nord glacé aux nuits de 23h30, où l’on se nourrit de viande crue tuée par soi-même, où l’on dort dans la peau de l’ours qu’on a tué, et où commençaient à s’accumuler les rouleaux de fil de fer barbelé et à prendre forme la « goulagisation », ainsi que la fin de la propriété privée, fut-ce des troupeaux de Rennes, et autres mesures favorisant l’avènement de l’homme socialiste. La fin des parlers tribaux, et la fin des peuples différents, va commencer, et l’auteur nous en prévient. Bientôt le pays des peuples du froid se transformera en usine et en puit de pétrole. Ne serait-ce que pour ça le récit vaut d’être lu. Après son retour et quelques conférences Travine tenta de repartir et échoua à la première frontière. Par crainte d’une arrestation pour, au choix, complicité avec l’ennemi, espionnage, individualisme, tentative de sortie du pays, ou autre, tous ses papiers, carnets de notes, photographies … ont été brûlés par ses soeurs. Mieux valait se faire discret et ne pas avoir de traces. Les temps sont durs.
C’est tout l’inverse de son contemporain français. Les archives de Péraire ont été conservées et viennent d’être sauvées pendant qu’on espère qu’un auteur veuille bien écrire le livre de son voyage. Le voyage sans archives de Travine, lui, a dû être reconstitué comme un puzzle. C’est le français Yves Gauthier, écrivain et traducteur du russe, qui s’y colla. Cela donne le récit passionnant dont je vous parle, et le portrait d’un homme dont les caractéristiques sont proches de celles du Français : simple, au courage énorme, espérantiste, et aux savoirs concrets multiples. La différence c’est que la valeur et les projets de l’un furent broyés par le gouvernement de son pays, les moyens de vivre de l’autre cruellement détruits par un « bon-vouloir » peu démocratique.
J’ai découvert le livre lors des 100 ans (encore un anniversaire sans mémoire …) de la FFCT en juin de cette année et je l’ai dévoré en quelques jours.
Il ne nous reste qu’à espérer qu’une pareille entreprise vienne rendre justice à Péraire, lui aussi. Surtout, je vous souhaite que tous ces malheurs ne vous empêchent pas de vous jeter frénétiquement dans le bouquin de M. Gautier.
Le centaure de l’Arctique
Yves Gauthier
Éditions Transboréal, 13 €
(Première édition en 2001 chez Actes sud)
La maison Transboréal est éditeur et libraire de voyage. 23, rue Berthollet 75005 Paris.
En attendant de lire le livre vous pouvez consulter le très long article que lui consacre le site Le petit braquet.
Sur la première édition on peut voir quelques différences avec mon texte : Actes sud