Les guides, les fiches et les formations sont une chose. Ils vous sécurisent, mais ce n’est pas eux qui vous donneront de la créativité, et encore moins de la réactivité. Que faire alors ?
La routine peut être commode et utile tant qu’on reste à la surface des choses, mais dès que l’on touche aux problèmes importants, c’est la vie qui mène le jeu, et les plus brillants présupposés théoriques ne sont que mots inefficaces1 G.G. Jung, Essai d’exploration de l’inconscient. éd. Folio, mars 1999, p. 157.
La connaissance de la nature humaine que j’ai accumulée pendant le cours de mes soixante ans d’expérience pratique m’a appris à considérer chaque cas comme un cas nouveau, pour lequel avant tout il me faut trouver une méthode d’approche particulière2 ibid, p. 112.
La lecture du dernier livre de Jung, Essai d’exploration de l’inconscient, fut jubilatoire. A chaque fois qu’il écrit « psychologie » ou « patient », il suffit de mettre « plan vélo » ou « ville de « . C’est une expérience longue de quelques 35 ans qui m’a permis de me rendre compte que chaque cas est différent, et qu’à chaque fois il faut tout inventer. Il m’est arrivé de plaquer une bonne idée vue ailleurs, ponctuellement (Sartrouville, avenue de Tobrouk); il m’est aussi arrivé de proposer quelque chose d’absolument contraire à tout ce qui se lisait dans les livres (la piste cyclable de Bercy, Paris 12°); pourtant …
Aucun manuel ne peut enseigner la psychologie. On ne l’apprend que par l’expérience concrète3 ibid, p. 155.
Pour devenir écrivain, il faut lire. Les peintres se visitent mutuellement et connaissent l’histoire de leur art. Les compositeurs écoutent de la musique. Certains des meilleurs architectes n’ont jamais été à l’école d’architecture (Prouvé, le Corbusier), mais ne sont pas restés pour autant dans leur trou. Lors d’une conférence sur « le voyage en architecture », le professeur Marco Assennato a montré à quel point voyager était indispensable aux étudiants en architecture, et rappelé que cela avait longtemps été leur seul moyen de se former.
Le Tour de France des apprentis
J’ai fait un tour de France qui m’a pris 9 mois en 1989-90, fait un tour de l’Allemagne des véloroutes, me suis rendue plusieurs fois à Berlin (avant et après), j’ai visité les Pays-Bas avec le guide Cycling in Dutch cities et y suis retournée souvent, j’ai roulé un peu en Grande-Bretagne, j’ai roulé souvent au Danemark, me suis rendue plusieurs fois en Suisse, notamment en 1992 pour le Véloforum à Genève, 3 jours intensifs d’échanges entre professionnels, et plus tard grâce aux voyages d’étude de l’association Rue de l’Avenir. J’ai toujours pris le temps d’observer et tester par moi-même avant d’écouter la moindre explication. Je n’ai strictement jamais eu recours au moindre guide pour concevoir un aménagement. Chaque lieu est différent, chaque ville a son histoire.
J’ai toujours dit à mes élèves : « Apprenez le plus de choses possibles sur le symbolisme. Puis oubliez tout ce que vous avez appris lorsque vous analysez un rêve »4 ibid. p. 87.
Celui qui copie devrait se rendre compte qu’il copie un aboutissement, alors qu’il veut en faire un point de départ. C’est parfaitement ridicule et même si la copie était fidèle, ce qui n’est jamais le cas. La France est parsemée de copies des plus beaux échecs parisiens (les couloirs verts) ou montpelliérains (les axes partagés, à Bourges ou Mâcon, par exemple). Paris est encombrée de copies de Copenhague (boulevard des Maréchaux sud). On commence à voir des « chaucidou » timides, sans pertinence et perçus comme de simples bandes cyclables (et le seul que j’ai proposé avait été refusé, sans doute parce que le client n’avait pas assez voyagé, ou que nous étions « trop » en avance) et bientôt fleuriront les « rues cyclistes » sans plus de logique urbaine. Des capitales étrangères commencent déjà à lorgner sur les pistes bi-directionnelles du centre de Paris, alors qu’elles n’ont que quelques mois !
Les meilleurs aménagements peuvent ne même pas se voir. Les meilleurs ne le sont en général que par l’amélioration qu’ils apportent à un état que vous ignorez. Ils disparaîtront à mesure que l’histoire changera le contexte et permettra de nouvelles améliorations. Certains de vos chef-d’oeuvres auront disparu bien avant vous, et c’est tant mieux. D’autres (Metz, Epinal…) sont de purs chef-d’oeuvres sans nom.
Voyagez ! Testez ! Imprégnez-vous
Chers amis, voyagez, voyagez, rencontrez des confrères, prenez des photos, cela vous déverouillera l’esprit, et vous libérera des théories et automatismes. Lisez tout ce que vous voulez, mais ne copiez jamais rien ! Au moment de prendre à bras le corps un nouveau projet, oubliez tout ! Vous êtes au service d’un lieu, d’une population, d’une histoire, et non d’une théorie.
Choisissez bien vos « formations »
Le 16 octobre 2019 démarrait la « Master Class To Go in Bordeaux » organisée par Copenhagenize, eux-même auteurs d’un « Guide définitif« . Coût pour un participant: 1400€ HT, formation de 2 jours. Voici le programme de la formation de Bordeaux. Il serait intéressant de connaître le tarif demandé par la Dutch Cycling Embassy pour leur formation à Montreuil … Pour 5 jours à Breda, logement non-compris, cela vous aurait coûté 2 250 € (Avec une réduction de 25% si vous aviez amené un(e) collègue!!)
Si j’ai « tout appris » aux 3 jours intenses du Velo forum de 1992, c’est notamment parce que j’avais déjà beaucoup voyagé. Je vous recommande aussi de profiter des nombreuses journées organisées par le Cerema, que je vous annonce régulièrement dans l’agenda, pour tester par vous-même le maximum de sites, bons ou mauvais.
Je pensais que le congrès Vélo City était cher, nous dit Hans Kremers, mais je suppose que ce congrès permet d’apprendre bien plus pour 900 € en trois jours que la « Master Class » bordelaise pour 1400 € en deux jours. J’en dirais autant de la journée d’étude annuelle de la Fub, ou du club des villes cyclables. On y apprend toujours beaucoup.
Le prochain Velo-city aura lieu du 2 au 5 juin 2020 à Lubiana. Les Français n’y sont toujours qu’une petite poignée seulement. J’en ai publié de nombreux comptes-rendus que vous avez sûrement lus, mais qui ne remplacent pas l’exploration directe !
On commence à voir des « chaucidou » timides, sans pertinence et perçus comme de simples bandes cyclables: c’est plus que jamais vérifié dans la métropole orléanaise, et c’est très inquiétant. Je crains fort que les gestionnaires de voirie aient trouvé dans ce dispositif leur martingale.
Voila une note magnifique qui synthétise tout ce dont il faut s’imprégner. Elle reprend ce que disait déjà Jost Wahl, de Culembourg, dans les années 90 : chaque morceau d’espace public devrait bénéficier d’un réflexion pragmatique appuyée sur l’expérience et l’observation, en utilisant au besoin les chantiers ou les faux chantiers, et en étant bien persuadé que la psychologie de la forme est un puissant moyen pour obtenir les comportements souhaitables, avec en prime de la beauté.
La démarche est intéressante de limiter les copier-coller en terme d’aménagement. Par contre les guides bien faits ne proposent jamais de faire du copié collé d’aménagement. En plus je pense que tous ceux qui sont amenés à intervenir sur des aménagements vélo occasionnellement (petite collectivité, VRD, suivi de chantier…) ne peuvent pas faire des formations et des voyages et les guides sont utiles pour cela.
Mon article parle d’élever le niveau de compétence, ni plus ni moins. Et d’éviter de faire du copier-coller comme on en voit un peu partout.
Est-ce que pour peindre un tableau ou écrire un article tu suis un guide?
Alors tu produits des trucs rigides, et tu ne peux plus en sortir. Et il te manquera toujours quelque chose. Non, tu te formes (ateliers, visites, conférences, copies pour exercice, collaboration avec un maître.). Les règles ne viendront qu’en appui technique.
Chère Isabelle, je tiens cet article pour le plus fondamental, et tel une pierre angulaire de tout ton blog. MERCI.
Je suis d’accord à 100% avec ces propos.
Quand j’ai commencé à m’intéresser au vélo urbain, j’ai vite compris que s’il existait des recommandations et des guides avec des théories très intéressantes, en pratique chaque rue, chaque place, chaque carrefour… était finalement un cas particulier.
Je suis par exemple assez opposé aux pistes sur trottoir en général, mais je dois reconnaître qu’il en existe dans ma ville qui sont tout à fait agréables à emprunter (car presque sans riverains et situées dans des zones avec peu de piétons).
De plus, on en parle sans doute trop peu, chaque cycliste est un cas particulier. Pour un même endroit, il y a des cyclistes qui préfèreront une piste sur trottoir, une piste séparée, une bande, ou pas d’aménagement du tout. Même moi, mes préférences peuvent varier selon le vélo avec lequel je roule (porteur chargé, électrique, ou vélo de course léger…).
Attention, ce genre de propos peut être très facilement utilisé pour se cacher derrière, une fois de plus. (« Nous ne pouvons rien faire/pas faire plus, les circonstances concrètes de notre ville, de cette rue ne le permettent pas. »)
Alors qu’il y a des fondamentaux qui s’appliquent partout et tout le temps, à commencer par le fait qu’il faut reduire grandement la place de la circulation motorisée pour la reduire à la portion congrue. Il faut reduire les vitesses. Il faut sortir la circulation passagère de voitures des quartiers résidentiels. Il faut supprimer le parking le long des rues. Etc.
Je ne suis pas tout à fait d’accord. Ce guide est absolument indispensable à tous les aménageurs: le Guide des aménagements cyclables merdiques. Vous pouvez aussi l’avoir en pdf.