L’année où Beauvais a perdu ses commerces

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par | Nov 15, 2019 | Histoire | 2 commentaires

Les centre-villes se meurent, la France a tué ses villes, comme titrait O. Razemon … Le problème est identifié, mais qui se souvient de l’enchaînement des faits? Nous sommes en 1974. Voici comment la dernière épicerie de Beauvais a coulé, raconté par la fille du gérant. 

Paul Drouet (1923 – 2011) arrive à Beauvais en 1957. Il vient de Conches, dans l’Eure, où il tenait une épicerie et faisait les tournées. C’était 12 heures de boulot par jour, repos le dimanche après-midi seulement, sans voir ses enfants de la semaine. Après des nuits d’hiver effroyables, où on le crut perdu à jamais dans un brouillard où la route se confondait avec la neige et la boue, il renonce, et reprend l’épicerie EME (qui deviendra EGE), au 12 rue Desgroux en se jurant de ne plus jamais faire de tournées. C’est en plein centre-ville de Beauvais, à un jet de pierre de la place Jeanne-Hachette, presqu’en face de l’entrée du personnel et des élus à la mairie. 

L’affaire comprend le magasin, vite réputé pour son rayon des vins, et deux camions qui font les tournées en campagne. 2 chauffeurs-vendeurs et une vendeuse sédentaire sont les seuls salariés, accompagnant Paul et Marguerite son épouse. 

Paul est gérant libre avec un petit fixe, et Marguerite n’est pas rémunérée, bien que la présence d’une épouse soit explicitement exigée dans le contrat. C’était comme ça à l’époque, m’explique sa fille Marie-Françoise, qui insiste sur la faible retraite qui en résulte. L’établissement dépend du groupe Promodes. Il tiendra de 1957 à 1974, mais la fin commence dès 1969.

Autour d’eux il y a 3 ou 4 épiceries, la Coop, le crémier qui a aussi des vins, et à proximité boulangers, charcutiers, cafés, hôtels, pharmacie, une grosse quincaillerie (sur 3 étages), 3 chausseurs … et déjà les Nouvelles Galeries. Tout le monde travaille et gagne correctement sa vie. Les clients, les vieux, les employées de maison, sortent chaque jour faire leurs achats dans ce périmètre réduit. 

Exemple de relevé de l’évolution des commerces sur la place Jeanne-Hachette, effectué par Marie-Françoise Drouet. 

On remarque qu’aux Nouvelles Galeries ont succédé un magasin de vêtements pour homme et une salle de sport à l’étage, et que désormais sur cet échantillon on trouve 5 magasins de vêtements remplaçant un concessionnaire automobile,  un bijoutier, une maroquinerie et un marchand d’électro-ménager. Le café est devenu un café-restaurant.

Un réseau de proximité

La centrale d’achat Promodes est à Evreux (100 km), l’épicerie s’y fournit en conserves, lessives et produits d’hygiène. La laiterie (fabrique de fromages) est à La Chapelle aux pots (ses bâtiments sont l’actuelle mairie) à 15 km, le lait cru vient d’une ferme située à 4 km. Le maraîcher est lui aussi à 4 km. Paul lui fait une commande quotidienne par téléphone, qui lui est livrée le lendemain avant 8 heures par le maraîcher lui-même, en triporteur à moteur. Il y a aussi deux grossistes, à Amiens (60 km) pour les fruits et à Beauvais-même pour certains fromages et d’autres fruits. Ils arrivent deux fois par semaine par camion.

La famille a deux enfants et occupe l’appartement situé au-dessus du magasin. Les enfants iront à l’école tout près, auront plaisir à participer à la vie du commerce, et observeront l’arrivée des conseillers municipaux les soirs de conseil …

Tout va bien jusqu’en 1969.

Sur ce second relevé on voit que 2 banques ont succédé à un bijoutier et à un marchand de tissus. Hôtels-restaurants et pharmacies sont les plus permanents des commerces, mais sur cet échantillon on relève aujourd’hui 3 cafés, un coiffeur, un marchand de chaussures et 2 banques. Ce manque de variété d’aujourd’hui est le même des deux côtés.

Encadré = ancien, ajouté sur un plan contemporain. Ces travaux de souvenir méritent d’être poursuivis, la mémoire des habitants permanents commerçants du centre-ville avant 1974 ne sera pas éternelle. 

En 1969 l’équilibre se brise

En 1969 le premier supermarché Leclerc ouvre rue de Calais, encore à Beauvais mais dans un faubourg.

Peu après M. Marion, le grossiste beauvaisien auprès de qui de nombreux commerçants se fournissent, décide de fermer, et d’ouvrir un supermarché. Pas loin, juste à la lisière de la ville lui aussi, sur la RN 1 (D 1001 aujourd’hui). On allait l’appeler « le RN ». 

En quelques années il a mis par terre l’essentiel du commerce alimentaire du centre-ville, juste parce que « c’est l’avenir », comme il dit à Paul, avec qui il entretenait les meilleurs rapports comme avec tout le monde. Presque d’un coup les commerçants avaient perdu grossiste et clients, mais personne ne se rendait compte de ce qui se passait. L’auto n’est ici pas en cause, c’est encore juste un peu trop tôt, d’autant qu’il y a des navettes gratuites ! 

Peu après s’ouvre un supermarché Coop au nord de la ville, et en 1974 l’épicerie de M. Drouet ferme à son tour. Il aura été le dernier. A ce moment l’auto est bien présente. Beauvais aura été la ville de France ayant le plus fort taux de supermarchés par habitant ! 

Supermarchés aujourd’hui dans et autour de Beauvais.

La vie s’en va

A l’époque d’avant le règne de l’auto les commerçants du centre-ville habitent tous au-dessus de leur magasin (appartement et commerce sont un seul bien) et sont, comme les élus, des notables. Par exemple, pour faire passer un message en mairie on commençait par en parler au confiseur, lui-même élu. 

Après le séisme de 1969 les commerçants et les professions libérales commencent à partir habiter en périphérie, et là l’auto y est pour quelque chose. Ils mettent en location l’appartement lié à leur activité professionnelle, souvent en le coupant en deux, à des ménages moins à l’aise, et bientôt il n’y a plus en coeur de ville ni enfants ni clientèle bourgeoise. Et aucune lumière aux fenêtres le soir et la nuit … Le coup de grâce est finalement donné par la création des zones franches en périphérie qui attirent médecins, notaires et autres par leurs avantages fiscaux.

Aujourd’hui les commerçants ne sont plus investis dans la ville, ils y viennent juste pour leur travail, et il en est de même à la mairie … Et pour continuer dans la même veine, banques et assureurs rachètent des immeubles entiers du centre pour en faire des bureaux, détruisant au passage les derniers logements et tirant les prix vers le haut. La vie disparaît. 

L’environnement de l’épicerie du 12 rue Desgroux aujourd’hui

Il serait intéressant de faire une étude des commerces en centre-ville avant et après les grandes surfaces. En 30 ans les villes ont plus évolué que parfois en un siècle. Aujourd’hui on a encore un nouveau virage avec les nouveaux modes de consommation. Marie-Françoise Drouet.

Et maintenant ?

Et voilà pourquoi Beauvais a tant de mal à paraître animée. Désertée par ses notables, vidée de ses enfants, privée de ses commerces du quotidien, sans plus de maraîchers et d’éleveurs dans son environnement proche … Et tout ça pourquoi ? Parce que c’était l’avenir … disait M. Marion.

Pour Marie-Françoise, cependant, la mairie a maintenant pris conscience de ces erreurs. Afin de re-peupler le centre-ville, des programmes résidentiels haut-de-gamme sont en cours de préparation, des travaux sont sur le point de démarrer. J’ai aussi vu de l’extérieur une future grosse réhabilitation qui aura du chic, assurément. Mon interlocutrice constate que les jeunes veulent habiter en ville, qu’ils ne veulent pas passer leur temps à faire le taxis comme faisaient leurs parents. Mais pour cela il faut espaces verts, services, commerces … et on recommence ! Pour Marie-Françoise il n’y a pas lieu d’être pessimiste. 

A Bordeaux, explique Michel Duchène dans son livre La grande métamorphose de Bordeaux, la ville a fait revenir les familles et les riches au centre-ville, préalable indispensable au renouveau que nous connaissons. « Un centre-ville doit être un quartier résidentiel où les familles se trouvent bien », insiste Duchène qui nous raconte comment ils s’y sont pris.

Evénements sur le même sujet la semaine prochaine

  • L’association Centre-ville en mouvement organise une série d’évènements à l’occasion du Salon des maires (19 au 21 novembre). L’un des temps concernera l’Observatoire du Commerce et de l’Artisanat présidé et animé par Jean-Loup Metton, ancien Maire de Montrouge, sur la maîtrise des cellules commerciales. 
  • Lundi 25 novembre, à Beauvais, auront lieu également des Assises du Coeur de Ville (19 – 21 h) avec au programme le logement, les espaces publics, le commerce et le cadre de vie. 

C’est la période qui veut ça… ce soir 17 novembre, le Parisien publie Municipales à Beauvais : «Des promesses en faveur du vélo, il y en a eu…»

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dominique bied
4 années

Eh oui, le couple infernal auto supermarché. Dans les petites villes USA du Mississipi, on trouve l’extrême de ce schéma. Quand on va dans les musées relatant l’histoire des villes, c’est frappant. On peut encore éviter cela en France.

Jean-Jacques
4 années

Merci pour cet article passionnant, qui illustre bien des difficultés de villes plus ou moins importantes, dont les commerces semblent souvent subir la loi du marché de la part de propriétaires de murs à la recherche de la rentabilité maximale et souhaitant donc louer au prix le plus fort possible.
La mise en place de services chargés d’impulser et piloter la dynamique immobilière et l’activité commerciale devient souvent une nécessité.
Hors les villes et agglomérations, en tant que cyclotouriste, j’ai une pensée émue pour certains villages et aux efforts de leurs élu(e)s pour conserver ou retrouver un commerce de proximité, grâce non seulement à une fiscalité avantageuse mais aussi à une polyvalence de services.

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